Lille
“Dans le camp, nous attendions Maman toute la journée et nous étions si heureux de la voir revenir. C’était notre raison de vivre”.
Nous avons rencontré Lili Keller-Rosenberg en décembre 2021, dans sa jolie maison du cœur de Lille.
C’est un samedi et Lili revient tout juste de Troyes où elle est allée témoigner devant des élèves. La table du séjour est pleine de fleurs, de chocolats et de dessins que lui ont offerts les écoliers. Lili porte une élégante robe, nous invite à nous installer et s’absente pour remettre un peu de rouge sur ses lèvres avant d’être photographiée par Luigi.
De son timbre de voix et son ton si particuliers, elle nous a raconté son histoire.
Lili est née le 15 septembre 1932, à Croix, près de Lille. Avant la guerre, elle vit à Roubaix avec ses parents et ses deux frères, Robert et “le petit André”.
Les parents de Lili sont arrivés en France de Budapest dans les années 1920 et ont été naturalisés. A la maison, Lili ne pratique quasiment pas le judaïsme. Elle entend ses parents parler en français et en hongrois.
Lili se souvient des premières restrictions imposées aux Juifs, du port de l’étoile jaune, et surtout de sa peur de voir autant de soldats dans la ville. “Nous étions effrayés mais nos parents étaient toujours avec nous, cela nous rassurait un peu.” précise Lili.
En 1942, sur les recommandations du curé de la paroisse Saint-Antoine de Roubaix, et avec son aide, les parents de Lili décident de la placer, ainsi que ses frères, dans des familles pour les protéger des arrestations en cours. Pendant près d’un an, la famille ne se voit quasiment pas. À la fin de l’été 1943, pour une raison que Lili ignore, les enfants rentrent chez eux auprès de leurs parents.
Le 27 octobre 1943, la vie de Lili bascule. “Ce jour-là, c’est l’anniversaire de sa Maman. Nous avions tout préparé : les dessins, les cadeaux et Papa avait acheté un gros gâteau !” raconte Lili.
Dans la nuit, les Feldgendarmen tambourinent à la porte. C’est le père de Lili qui ouvre la porte. Les gendarmes ordonnent de prendre les papiers et quelques effets personnels. “Maman essaie de nous rassurer et nous aide à préparer nos affaires. Dans la précipitation, et ne sachant quoi prendre avec lui, Robert emporte son petit canard en bois à roulettes.”
La famille est emmenée à la prison de Loos. Les trois enfants et leur mère sont placés dans une cellule, leur père est séparé d’eux.
Après trois jours passés dans leurs cellules, ils partent pour une autre prison, Saint-Gilles, à Bruxelles, en Belgique. Trois jours passent à nouveau et la famille est ensuite emmenée au camp de Malines où elle reste un mois.
Le 13 décembre 1943, Lili est déportée au camp de Ravensbrück, à bord du convoi Z1. Son père est quant à lui déporté au camp de Buchenwald. Lili ne se souvient pas du moment où elle est séparée de son père, seulement de la cohue sur le quai.
À son arrivée à Ravensbrück, on attribue à Lili un numéro de matricule, le 25 612. “Je ne suis plus que cela, un numéro…” souffle Lili avant d’énoncer ce numéro en allemand, qu’elle n’a jamais oublié.
Après une quarantaine passée enfermés dans le block 12, Lili, ses frères et sa mère sont finalement affectés au block 31.
Lili décrit la promiscuité, la peur, l’incompréhension. Elle détaille aussi l’organisation des châlits et la présence de Geneviève de Gaulle, au troisième étage.
À Ravensbrück, les enfants ne travaillent pas mais la mère de Lili est sélectionnée pour l’Arbeit. Après l’Appel du matin, elle quitte ses enfants, la peur au ventre, pour refaire des routes, ou déplacer des pierres. “Nous attendions Maman toute la journée et nous étions si heureux de la voir revenir. C’était notre raison de vivre”.
Pendant la journée, Lili prend soin de son petit frère Robert. “Je veillais sur lui comme sur un trésor” se souvient Lili.
Les semaines passent et les conditions d’hygiène se dégradent encore. La dysenterie est partout dans le camp et Lili se souvient des jambes des déportées couvertes de matière fécale.
Le récit de Lili est difficile à écouter. Nous lui demandons comment, en ayant vécu l’enfer à 12 ans, elle avait pu reprendre une vie normale. Lili répond que cela a pris des dizaines d’années et qu’elle n’aurait jamais plus de “vie normale”.
En février 1945, Lili, ses frères et sa mère sont sélectionnés pour le départ. Après 14 mois passés à Ravensbrück, ils partent pour le camp de Bergen Belsen.
En arrivant au “camp de la mort lente”, Lili se dit que cette fois, elle n’en sortira pas vivante.
À Bergen Belsen, une épidémie de typhus fait rage et les cadavres s’amoncellent dans le camp. Une odeur pestilentielle se dégage des corps morts et se répand partout. La mère de Lili contracte le Kopftyphus, le typhus “de la tête” qui entraîne une perte de mémoire importante et des délires liés à la fièvre. Les enfants ne reconnaissent plus leur mère. “Maman, qui avait été si vaillante, si brave, qui avait tout fait pour nous pendant ces longs mois au camp, se laissait aller, étendue sur le sol, complètement démunie.”
À ce moment terrible de sa déportation, Lili confie avoir un peu lâché prise, attendant la mort qui semblait inévitable.
Le 15 avril 1945, les portes du camp s’ouvrent. Les Anglais pénètrent dans le block où se trouve Lili. “Ils ont eu un mouvement de recul, écoeurés par l’odeur des cadavres qui pourrissaient".
Lili et ses frères sont très malades mais sont évacués du camp. “Nous sommes rentrés en France en wagons à bestiaux !” se désole Lili. Leur mère, beaucoup trop affaiblie à cause du Kopftyphus, reste à Bergen-Belsen pour être soignée.
Lili arrive à l’Hôtel Lutetia, à Paris, avec ses frères. “Il y avait des scènes tellement touchantes, des retrouvailles magnifiques… Mais nous, personne n’était venu nous chercher.” raconte Lili.
La fratrie est accueillie quelque temps chez le frère d’une assistante sociale de l’Hôtel Lutetia. Puis, Lili se souvient de sa tante et son oncle qui habitaient dans les Deux-Sèvres et les contacte. Mais Lili et ses frères sont trop malades pour rester chez eux et sont placés dans un préventorium, à Hendaye, pour reprendre des forces.
Et, un jour, l'impensable se produit. “La porte de notre chambre s’est ouverte et Maman est entrée ! Elle ne ressemblait plus du tout à Maman, mais c’était bien elle !” s’exclame Lili, joignant ses mains dans un grand mouvement de joie. “Nous étions fous de joie !” s’écrit encore Lili.
Lili gardera un lien très particulier avec sa mère toute sa vie. Aujourd’hui encore, elle lui est extrêmement reconnaissante.
Lili est fière d'avoir survécu, avec sa mère et ses frères. “Nous sommes la seule fratrie française à être revenue entière des camps…” rappelle t-elle. Robert et André habitent aujourd’hui dans le Var et insistent pour que leur sœur les rejoignent enfin. Mais la mission de Lili n’est pas terminée…
Depuis 30 ans, Lili témoigne sans cesse. Elle raconte, deux heures durant, “toujours debout”, devant des élèves de toute la France, et même à l’étranger. “Je mets toujours du rouge à lèvres, c’est pour moi, pour ma dignité” souligne t-elle.
Lili est heureuse de pouvoir parler librement et d’être écoutée. “C’est ma mission, et ça devait être écrit quelque part… Tous ces témoignages que je fais doivent avoir un sens.” nous dit Lili, pensive.
La fille de Lili, qui est là aujourd’hui, veille sur l’état de santé de sa mère et, parfois, lui demande de ralentir le rythme de ses déplacements. Lili l’écoute mais sait qu’elle ne dira jamais non à une invitation à témoigner. D’ailleurs, elle repart dès le lendemain matin pour une semaine de visites dans des écoles du Loiret.
“Tant que je pourrai, je témoignerai, et toujours debout ! Je n’arrêterai jamais.” conclut Lili, en esquissant un beau sourire sur ses lèvres parfaitement maquillées.