« La veille de la rafle, mon père est resté à la fenêtre toute la nuit pour surveiller. »
En novembre 2021, nous avons rencontré Lucienne chez elle, dans son bel appartement parisien qu’elle entretient avec soin.
Lucienne est née le 29 décembre 1926. Visiblement très pressée de rejoindre ses deux frères, Jacques et Joseph, elle pointe le bout de son nez dans le taxi qui conduit sa mère à l’hôpital, devant le cimetière du Père Lachaise, à Paris.
À la maison, le judaïsme se pratique et passe par le respect des règles de la casheroute et les célébrations des fêtes juives et du Shabbat. “Ma mère casherisait la viande, mon frère s’occupait du vin. Je le vois faire comme je vous vois aujourd’hui…” souffle Lucienne, le regard lointain.
En 1939, une partie de la famille de Lucienne quitte Paris pour se mettre à l'abri mais n’y reste qu’un mois, souffrant du manque de ravitaillement.
Un an plus tard, Lucienne voit les Allemands arriver dans le haut de la rue de Belleville, où elle habite. C’est le début des restrictions imposées aux Juifs, des couvre-feux, puis de l’étoile jaune.
Comme beaucoup de juifs étrangers, le 13 mai 1941, son frère est convoqué à la caserne des Lilas. C’est la rafle du Billet vert. Sa mère lui intime de ne pas y aller mais ce frère un peu têtu ne l’écoute pas. Il sera arrêté et envoyé au camp de Pithiviers duquel il parviendra plus tard à s’échapper.
“C’était un mercredi, j’étais à l’école.” se souvient Lucienne.
Un jour de juillet 1942, Lucienne et sa famille entendent les rumeurs au sujet d’une rafle qui ne concernerait que les hommes. “La veille de la rafle, mon père est resté à la fenêtre toute la nuit pour surveiller” témoigne Lucienne.
Le lendemain matin, la police française commence par arrêter les habitants de l’immeuble d’en face, au numéro 32. Le père et le frère de Lucienne montent alors dans une chambre de bonne. Quand elles entendent les policiers frapper à toutes les portes de l’immeuble, Lucienne et sa mère tentent de s'échapper par une porte dérobée. C’est sans compter sur leur voisin du 1er étage, un policier français, qui les dénonce.
“En cinq minutes, vous êtes prêtes !” mime Lucienne, l'index tendu dans le vide. À cet ordre de la police, sa mère emballe tout ce qu’elle peut dans des taies d’oreillers et laisse en évidence de l’argent liquide pour son mari et son fils.
Elles sont emmenées en haut de la rue des Pyrénées, lieu de rassemblement de la rafle, sur un parking où se trouve beaucoup de monde. “À ce moment-là, on a entendu que les enfants français de plus de 16 ans étaient libérables. Ma mère, qui avait un aplomb incroyable, m’entraîne alors vers un inspecteur.” explique Lucienne.
L’inspecteur les laisse un instant et, en revenant, les emmène vers un autre parking et déchire leurs fiches d’arrestation. Elles sont libres. Lucienne et sa mère viennent d’échapper à la rafle du Vel d’Hiv.
Le soir de la rafle, elle dort chez une voisine tandis que son père et son frère vont chez leur patronne, une gérante de teinturerie. La famille part ensuite à Savigny-sur-Orge et cherche un passeur pour aller en zone libre.
Le 18 août, Lucienne monte à bord d’un camion, cachée sous les lattes pour passer la ligne de démarcation. La famille tombe malheureusement sur une brigade de police cachée dans un fourré.
Le père et la mère de Lucienne, juifs étrangers, sont internés dans des camps en France. Lucienne, libre car Française, suit sa mère au camp de Douadic, tandis que son frère va travailler auprès du GTE (groupement de travailleurs étrangers) où est son père.
Grâce à l’intervention d’amis, la famille se retrouve finalement à Nîmes. Lucienne et sa famille iront ensuite à Villefranche-de-Rouergue où ils passeront le reste de la guerre.
En 1945, la famille retourne à Paris. Leur appartement d’avant-guerre est occupé par des parisiens victimes des bombardements. Il faut attendre un an avant que la famille de Lucienne réintègre son logement.
Lucienne a 19 ans et l’impression qu’on lui a “volé son adolescence”.
Quelque temps plus tard, une voisine annonce à Lucienne et sa mère qu’une vente de bas en provenance des Etats-Unis va être organisée dans le quartier. C’est lors de cette vente que Lucienne rencontre Victor, qui deviendra son mari. “Moi, au départ, je ne lui ai pas trop prêté attention. J’étais simplement très contente d’avoir des bas !” confie-t-elle en riant.
Avec Victor, Lucienne a construit “le clan”, sa famille très soudée qui la rend si fière.
Lucienne a gardé en elle une certaine forme de nostalgie heureuse, évoquant le souvenir d’un manteau bleu marine avec de la fourrure grise que lui avait confectionné son père, et l’immense respect qu’elle avait pour sa mère.
Aujourd’hui, Lucienne est connue sous le nom de Lulu par tous ceux qui fréquentent l’OSE, où elle est très active.
Chants en yiddish, spectacles, gâteaux au fromage : Lulu régale, et on en redemande.